Le rapport de notre expédition en Chine en Aout 2009 vient d’être publié : 110 pages, 16 km de première et 23 nouvelles cavités…
A la fin de l’ouvrage, certains participants ont tenu à écrire ce qu’ils ont ressenti à la suite de l’accident de Mélissa.
J’ai hésité à publier ce texte, plus long que ceux que l’on retrouve sur ce blog, écrit par Vincent Routhiaud (Vulcain).
Je le publie, avec son accord, en mémoire de Mélissa mais aussi pour rappeler à tous, et surtout aux nouveaux adhérents, que sous terre plus qu’ailleurs, il est primordial de faire attention à soi… et aux autres.
Hauts plateaux au nord ouest du Sichuan (sommets entre 5000 et 5500 mètres) |
Vincent R. prospection 3500 mètres |
Nord Ouest du Sichuan. Village d'ethnie Quiang d'origine thibétaine (entre 3000 et 4000 mètres) |
Par Vincent Routhieau, pour l’équipe AKL
Le texte qui suit relate la journée du 8 août 2009. Il est possible que certains passages se soient déroulés différemment. Toujours est-il que deux mois après l'accident, ce que j'ai vécu et ressenti ce jour là est tel que je le décris ci-dessous.
Ce samedi 8 août, nous somme 7 à monter à « la montagne » pour deux jours : Mélissa, Anthony, Thomas, Frédéric, Alexandre, Su et moi. Nous dormirons dans une ferme. Frédéric y a déjà passé une nuit lors de la précédente expédition et il nous confirme les dires des « anciens » : « C'est à faire au moins une fois ».
La première partie se fait en 4x4. Deux voyages sont nécessaires pour monter tout le monde. Je fais partie du premier voyage avec Mélissa, Anthony et Su et nous attendons le reste de l'équipe, installés dans le salon d'une ferme en buvant du thé. La télé est allumée, la pièce est simple et agréable. Nous patientons tranquillement.
Le reste de l'équipée arrive et c'est tout une expédition qui se met en branle. Nous avons 20 min de marche pour atteindre notre lieu de vie et nous sommes accompagnés par six paysans chinois qui se font une obligation de nous aider. Je me débrouille bien : j’ai un sac et un kit au départ… mais je me retrouve rapidement à vide.
A la ferme, c'est l'effervescence. Nous faisons la connaissance de la grand-mère, du grand-père et de toute la famille. Le lieu est idyllique.
Benquiao , vallée vue du puits de l'accident (1500 mètres) |
Après nous être désaltérés, nous formons deux équipes. Frédéric, Thomas et Alexandre iront au Puits Soufflant. Mélissa, Anthony et moi irons au gouffre « Tu He Tu Feng Tian », découvert lors de l’expédition 2006. Ce gouffre est connu jusque vers -70 m et il est estimé à au moins 150 m.
Le chef de famille nous guide et Su assure la traduction. Le gouffre est à 10 min à pied de la ferme et il est entouré de ronces et d'arbustes, ce qui nécessite l'usage du coupe-coupe. Pendant que notre guide nous ouvre le chemin, nous cassons la croûte tout en profitant de la vue.
Su et notre guide nous laissent. Nous leur donnons rendez-vous à la ferme vers 20 h. Mélissa est fatiguée mais elle se propose pour équiper. Nous lui laissons un temps d'avance. A part la tête de puits équipé en 2006, il y a du spit à planter.
Anthony et moi papotons tranquillement à la surface. Un « libre » nous parvient et nous commençons la descente tout en levant la topographie. Je suis impressionné par le gouffre. Savoir que 150 m de vide s'ouvrent sous moi me fait frémir. Je vise Anthony avec le laser. 60 m de verticalité nous séparent. Plus bas, nous entendons le bruit du marteau sur le tamponnoir actionné avec énergie par Mélissa. Anthony m'annonce que la voie est libre. J'installe mon descendeur. La corde est très lourde. La descente est lente et je dois soulever la corde pour progresser. J'arrive finalement à une déviation d'où j'effectue la visée suivante. 40 m me séparent d'Anthony qui est arrêté à un fractionnement. La première longueur de corde fait donc 100 m. C'est ma plus grande longueur d'un seul jet. Je rejoins le fractionnement. Anthony est descendu au point suivant, 20 m plus bas. Mélissa doit être 30 m sous lui. J'aperçois sa lumière. Elle vient de mettre en place une déviation. Elle laisse filer le restant de sa corde dans la verticale et elle prévient Anthony : « La corde est trop courte. Nous n’arriverons pas au fond aujourd’hui. Je remonte pour transformer la déviation en amarrage fixe. Tu pourras me rejoindre.»
Anthony se tourne vers moi. C'est à ce moment que Mélissa pousse un cri. Je vois un trait de lumière se précipiter dans le noir.
Anthony se retourne, paniqué. Il soupèse la corde en-dessous de lui. La corde est libre. Mélissa a disparu. Il n'arrête pas de répéter « Merde, merde, ce n'est pas possible. Pas toi ».
Il l'appelle. Pas de réponse. Quant à moi, je suis sans voix, comme résigné, comme si ça devait arriver. Mon esprit me dit que c'est fini. J'ai peur qu'Anthony, son copain, ne fasse une connerie. C'est alors qu'il reprend ses esprits et qu'il m'appelle :
« Vincent, Mélissa est tombée. »
« Oui, j'ai vu. »
« Va chercher les secours. Fais vite. »
« OK, je remonte. »
J'attaque la remontée. C'est long. J'ai peur. J'ai des pensées noires : un geste de désespoir d'Anthony, l'organisation difficile d'un secours en Chine, la corde me ramenant à la surface qui cède… mais je dois monter et le plus rapidement possible. Je fais de mon mieux. Les râles d'Anthony déformés par le volume du gouffre m'accompagnent. Je ne sais combien de temps je mets pour sortir. Un sentiment égoïste de soulagement m'étreint lorsque je sors du P100. Je suis sorti et je ne veux pas redescendre dans cet endroit maudit. Le chrono tourne. Je dois me dépêcher. Je cours comme je peux jusqu'à la ferme. Il fait chaud. J'arrive tout haletant. Su est là. Je bredouille un anglais difficile :
“Su, we have an accident. Mélissa fall. You need to call professor Wan. The other must come. »
“What happened ? “
“Accident, you need to call professor Wan.”
“Okay. How is she ? “
“I don't know. She is fall. Maybe die. “
“ Okay. “
Su est paniqué. Il appelle le professeur. L'appel est passé. Il ne reste plus qu'à attendre. Chaque seconde dure une éternité. Nous décidons avec Su de revenir au bord du trou. L'attente est tout aussi longue. Su s'approche du gouffre. J'ai peur qu'il chute et je le tiens à distance. Finalement, Su se propose pour aller prévenir l’équipe du puits Aspirant. J’ai mon téléphone dans mon sac. Il me donne son numéro et celui du professeur Wan et il part chercher l'autre équipe. Je tourne en rond, mais je dois attendre les copains. C'est la règle. Je m'approche de l'entrée. Un bruissement lugubre me parvient. Les pleurs d'Anthony. Je ne sais pas qu'Anthony a une corde de 7 mm dans son kit. Je l'imagine paniqué, pendu au bout de sa corde en plein vide à pleurer Mélissa. C'est l'horreur !
Je ne veux pas redescendre dans ce trou. Je ne veux pas voir ce qu'il y a au fond, mais je ne peux pas le laisser tout seul. Ce n'est pas humain, mais je suis effrayé par le P100. Je réalise alors que nous avons un kit de cordes supplémentaire à la ferme, ce qui nous permettra de rejoindre Mélissa. Je fais l'aller-retour. Si je descends, je dois le dire aux copains. J'appelle le professeur Wan. C'est Patrick qui décroche « On est là, on arrive » - « Okay ».
Mais je dois descendre. Pour Anthony. J'écris un mot sur la pochette topo que je pose bien en évidence :
Mélissa a chuté de plusieurs dizaines de mètres. Je descends avec un kit de cordes. Il est 17 h. Vincent.
Je surmonte ma peur et je commence la descente avec les pleurs d'Anthony. Je ne peux imaginer ce qu'il doit vivre. Je l'appelle pour lui signaler que quelqu'un arrive, en espérant lui donner un peu de chaleur. Arrivé à -60, je transforme la déviation en fractionnement. Je me suis donné ce but pour surmonter ma peur. A ce moment, je crois entendre du bruit au-dessus de moi, mais ca ne peut pas être les copains. Ils ne peuvent être arrivés aussi vite. Je continue ma descente. J'arrive à -100. Je lève la tête et je vois une lumière à -60. C'est Marco. Les copains sont là. Ils ont été très rapides. Marco me rejoint au fractionnement. Je ne peux dire à quel point je suis soulagé. Au fond de moi, je reprends vie. Il est comme mon sauveur. A partir de maintenant, c'est différent. Nous n'échangeons que quelques mots. Il me double et descend au fond voir ce qu'il en est. Quant à moi je finis d'équiper proprement.
Lorsque la corde est libre, je continue ma descente. J'arrive en bout de corde et découvre la jonction avec la 7 mm. Je raboute la corde de 200 m avec celle dans mon kit. 10 m plus bas, je plante un spit et j'installe un fractionnement. Je veux faire au plus rapide, mais je me trompe, je recommence. J'arrive finalement au fond du gouffre, -200 m. Mélissa est étendue au sol, une couverture de survie la recouvre. Immédiatement, Marco se dirige vers moi. Nous n'échangeons qu'à demi-mot. La situation est grave. Nous devons être forts. Nous n'avons pas le choix. Je m'approche d'Anthony. Il est effondré, mais il s'accroche. Je ne sais pas quoi dire.
Marco n'a pas réussi à prendre le pouls de Mélissa. Jean-Marie, le médecin du groupe, doit être arrivé à l'entrée du gouffre. Marco remonte pour l'informer et lui dire de descendre. Anthony et moi attendons sa venue. Je devrais dire aussi « avec Mélissa », mais je n'y crois plus. Anthony lui y croit. Il lui parle. Comment pourrait il faire autrement ?
Lorsqu'un bruit de cailloux se fait entendre, il la protège en se mettant au-dessus. Je n'ose pas lui proposer de déplacer Mélissa. Marco nous a descendu des couvertures de survie, nous installons un point chaud au dessus d'elle.
Il me raconte comment il a vécu les trois dernières heures, comment il l’a trouvée, la façon dont elle a respiré pendant 1 h. Nous essayons de comprendre les raisons de la chute. Anthony est fort. Son monde s'écroule, mais il s'accroche. Quant à moi, mon cerveau a érigé un rempart face à tant de douleur et d'horreur. Je ne dois pas craquer. C'est le minimum que je puisse faire pour lui, mais ce n’est pas facile. Jean-Marie nous rejoint vers 20 h. Il a son kit médical. Anthony l'accueille avec soulagement, mais il reste nerveux. Notre docteur se dirige immédiatement vers Mélissa pour l'ausculter. Je l'assiste. Anthony se tient à l'écart le temps du diagnostic. Je note sur une feuille du carnet topographique ce que Jean-Marie me dicte. Je me souviens d'un seul mot polytraumatisme. Il va la mettre sous perfusion, mais juste avant, il donne un mot à Anthony qui va remonter. Il doit le remettre à Patrick. Sur ce mot, il est écrit civière vite.
Je sors le matériel de perfusion. Nous nous activons autour de Mélissa pendant qu'Anthony attaque la remontée. Il remonte vite.
Dès que sa lumière a disparu, Jean-Marie se retourne vers moi. « C'est fini ». Il est bouleversé. Des larmes lui montent aux yeux. A moi aussi. « S'il te plait, Jean-Marie, pas toi. J'ai réussi à tenir jusqu'ici ... ».
Il m'épaule et il se reprend « Allez, on va se faire un point chaud et attendre Marco ».
Nous déplaçons Mélissa hors de la zone du puits. C'est la première fois que je vois un corps sans vie. Mon cerveau a déconnecté. Pas de sentiment. J'exécute. C'est horrible, mais comment faire autrement. Nous déplaçons aussi le point chaud et nous nous mettons à l'abri. Jean-Marie m'explique que le mot remonté par Anthony est un code en cas de «mauvaise nouvelle ». Pour protéger Anthony. Au-dessus de nous, des bruits de tamponnoir et de perfo se font entendre. Ce sont les copains qui installent l'équipement pour la remontée de la civière.
Deux heures s'écoulent. Marco nous rejoint. Nous n'allons pas risquer le sur-accident et comme plus rien ne presse, Mélissa sera remontée demain.
Nous attaquons la remontée des 200 m de « Tu He Tu Feng Tian ». Je sors vers 23 h, exténué. Patrick et Marc attendent à l'entrée. Je suis marqué par le visage défait de Patrick.
Nous attendons que tout le monde sorte et nous retournons à la ferme. Une partie de l'équipe est ici, une autre au village, dans la vallée. Claire et Josiane sont avec Anthony. Certains dorment, d'autres reprennent des forces. Personne n'a encore réalisé ce qui vient de se passer. La nuit n'est pas facile, mais la fatigue nous aide à trouver le repos.
Le lendemain, nous commençons le secours vers 9 h 45. Je descends avec Josiane pour conditionner Mélissa dans le brancard en vue de la remonter. Nous ressortons vers 18 h.
C'est à ce moment que je craque. Tout remonte d'un seul coup, le cri de Mélissa, l'image de sa chute, la panique d'Anthony, ses pleurs, l'attente, la descente, l'arrivée de Marco et de Jean-Marie, le conditionnement…
Mélissa était géniale. La vie est merveilleuse, mais, je l'ai appris, elle peut être aussi injuste et horrible.
Je ne souhaite à personne de connaître ce qu'Anthony a vécu. Il a été fort. Très fort. Toutes mes pensées vont pour lui.
Merci à toute l'équipe qui a été forte et unie pendant et après ce drame.